Un évènement à ne pas manquer !

Plongée dans ses pensées, elle tente de rassembler tous les draps en une pile à peu près transportable dans ses maigres bras. Elle fredonne à voix basse une comptine pour enfants dans la chambre déserte. Elle considère le tas d'un air songeur et soupire.

Ce n'est vraiment pas ma tâche de faire la lessive... C'est déjà la troisième fois cette semaine que Maître Treillos me le demande... comme si c'était bénéfique pour mon initiation, il me le présente toujours comme une faveur... Peut-être teste-il ma résistance ? Ma capacité à endurer les tâches ingrates... Et comment diable une seule et même personne peut-elle avoir besoin d'autant de literie ?! Il s'amuse à recouvrir les murs de draps peut-être...

Cette plaisanterie avec elle même la fait sourire lorsqu'elle tente à nouveau de tasser les draps avant de froncer les sourcils, contrariée devant son échec. Il faut pourtant qu'elle les transporte vers la blanchisserie et qu'elle y fasse la lessive. D'autant qu'elle sait que les prêtres sont dans un grand état d'excitation aujourd'hui... Le bruit court que Geb passera dans l'après-midi au Temple, et elle ne voudrait rater ça pour rien au monde... Si seulement ces satanés draps pouvaient se laver tout seul... Il faudrait juste inventer une grande machine dans lequel on mettrait tout le linge sale et à la fin d'un cycle de lavage il ressortirait propre... Elle secoue la tête pour chasser ces pensées qu'elle sait parfaitement ridicules. Ça n'existera jamais, et ça ne résout pas son problème actuel, alors plutôt que de rêvasser, elle ferait bien de trouver une solution... Elle se jette finalement à plat ventre sur la pile, ce qui a le mérite de l’aplatir et referme ses bras autour du tas comprimé sous elle. Elle essaie alors de se relever précautionneusement et manque de pousser un petit cri de joie quand elle voit qu'elle réussit ainsi à tout porter. Le seul inconvénient étant qu'elle ne voit pas du tout devant elle... mais ce n'est pas comme si elle ne connaissait pas ce chemin par cœur.

Elle avance donc à petit pas, sors de la chambre précautionneusement et prends de l'assurance et de la vitesse à mesure qu'elle se rends compte du succès de l'opération... Elle n'aura peut-être pas à faire 20 allers retours qui lui auraient fait perdre un temps fou. Il est hors de question qu'elle loupe Geb qu'elle n'a jamais vu et qui ne pointe jamais son nez en public ! Elle est surexcitée de son exploit et avance de plus en plus rapidement quand tout à coup, elle sent une résistance contre son bouclier tissulaire avant, qu'elle heurte de plein fouet avant de pouvoir s'arrêter. Elle n'a pas le temps de se stabiliser que le sol se dérobe sous ses pieds et qu'elle perd l'équilibre sous le poids de la literie. Elle tombe à la renverse sur les fesses avec un cri désespéré et se retrouve submergée de draps multicolores qui la recouvrent complètement.

« Nooooooooon ! Je ne suis pas invisible tout de même ! Vous auriez pu regarder où vous alliez ! »

Il est rare qu'elle élève la voix ou même qu'elle soit exaspérée, surtout que ce n'est pas comme si elle n'avait pas l'habitude : on ne la voit jamais... mais elle ressent un tel désespoir à l'idée que ce nouveau retard va lui faire louper le seul événement excitant qui ait lieu depuis des semaines qu'elle en pleurerait presque. Elle se débat rageusement pour sortir de la pyramide de tissus qui l'emprisonne, les larmes aux yeux.

Huit semaines. Huit semaines que je n'ai pas mis les pieds a Hebelos et le fourmillement de la ville, l'odeur de sueur macérée, et les cris incessants des manants qui arpentent les rues me donnent déjà la nausée. Je n'ai plus qu'une seule hâte, c'est de retourner dans mon désert, m'isoler de ce pays où j'ai déjà failli me faire rentrer dedans à au moins trois reprises. La première, c'était une charrette aux portes de la cité qui transportait le purin des bœufs hors des enceintes de la ville. La deuxième fois, un poissonnier s'était retourné un peu précipitamment les bras chargés de déchets de la mer. Et enfin, en entrant dans le temple, un vieux prêtre s'est rattrapé a la rampe de l'escalier après avoir raté une marche, manquant de s'écraser sur moi, canne en avant.

Autant dire que mon humeur s'était peu a peu désagrégée plus je m’avançais dans Hebelos. Mais il fallait absolument que je rencontre Rê et les autres pour discuter des récents événements. J'avais eu vent d'une bande de pirates a Galadrina qui s'acharnait sur les villages alentour, ne laissant que des volutes de fumée sur leur passage. Par ailleurs, il semblait que l'ancien chef des nomades ait rendu son dernier souffle et qu'un petit jeune prometteur ait pris sa place, plein de bonne volonté. Mais allez savoir ce que cela signifiait pour nous. Les cultures avaient pris du retard, la faute a une saison des pluies trop courte. Le rendement de la récolte sera encore une fois insuffisant. J’espérais croiser Tefnout et Hapy pour leur en toucher deux mots et les menacer un peu histoire que la crue à venir soit plus abondante.

Perdu dans mes pensées, la petite créature aux bras chargés de coton coloré échappe a ma vigilance et me heurte de plein fouet. Je cille a peine du haut de mes quasi deux mètres tandis que devant moi, une farandole de drap retombe sur une jeune prêtresse dont les fesses ont amortis la chute. Je prends un air un peu exaspéré et en même temps je suis sincèrement désolé d'avoir provoqué cette collision. Elle ne manque pas de cran pour s'adresser à un dieu de cette façon l'impertinente. Je me baisse pour l'aider a rassembler son linge tandis que je la réprimande doucement.

"Regarde ou tu vas petite chose, d'autres dieux pourraient être moins tolérant que moi... "

Je l'aide ensuite a se relever. Elle semble toute jeune, même pour une humaine. Ses cheveux sont retenus par deux couettes qui lui donnent encore plus l'apparence d'une enfant.

"Ou vas tu comme ça ? Je vais t’éviter d'heurter d'autres personnes, tu vas finir par blesser quelqu'un."

Une fois à l'air libre, je hoquette de surprise devant le géant qui se tient devant moi. Mes yeux papillonnent tandis que je le dévisage avec un air ahuri. Sa haute taille, ses cheveux aussi blonds que les blés, ses yeux verts d'une sagesse infinie... Je ne peux pas me tromper, pas avec tous les cours que nous avons eu sur les diverses divinités... Je perds du même coup la parole et mon visage devient cramoisi de gêne devant sa réprimande alors qu'il m'aide avec délicatesse à me relever, en me touchant...en me touchant moi, Lenalee !! Geb a toujours été mon dieu préféré aussi loin que je m'e souvienne, le dieu grâce auquel mes parents vivaient de leurs maigres récoltes. Je me souviens l'avoir imploré des milliers de fois étant enfant, et encore au moins autant depuis que je suis entrée dans les ordres. Je ne sais pas exactement pourquoi car il n'est pas le plus connu ou le plus populaire des dieux, mais il a toujours exercé sur moi une fascination incroyable. Je reste muette de cette rencontre qui ne se déroule pas du tout comme je l'avais prévu. Certes dans la grande salle de réunion, il ne m'aurait certainement pas remarqué, mais il ne m'aurait pas non plus prise pour une incapable... Quand je pense à la façon dont je me suis adressée à lui, j'ai terriblement honte et alors qu'il vient de me relever, je me jette à genoux pour implorer son pardon, le nez collé au dallage froid. Je récite aussi vite que je le peux sans reprendre mon souffle.

« Pardonnez la Votre Grâce Geb cette fillette qui se tient devant vous ne regardait pas où elle se dirigeait et cette collision est entièrement de sa faute dorénavant elle fera plus attention soyez en sûr veuillez s'il vous plait pardonnez son impertinence qui ne se reproduira plus elle n'avait pas la moindre idée qu'elle avait heurté Votre divine personne. » Je respire enfin avant de reprendre. « Cette fillette est apprentie prêtresse elle se dirigeait vers la blanchisserie afin de laver les draps comme le lui ont demandé ses maîtres elle sait votre occupation et ne veut vous embêter avec des tâches qui ne sont pas dignes de Votre intérêt mais cette fillette sera ravie de vous accompagner jusqu'à la Grande salle si vous le souhaitez non pas qu'elle pense que vous ne connaissez pas le chemin évidemment »

Mon souffle est court. Je ne veux pas paraître impolie, et je sais que cette façon d'employer la troisième personne qui me met en retrait est la façon la plus respectueuse pour s'adresser à une divinité... mais je n'en reviens toujours pas d'être si cruche. Qu'est ce qu'il m'arrive à la fin ?! J'ai encore le visage rouge de honte alors que je fixe les sandales et les mèches de mes couettes ramassant la poussière du sol. Je suis dévastée... Que dirait ma mère ?

J'ai a peine terminé ma phrase qu'elle se jette a mes pieds comme si elle allait lecher mes sandales jusqu'à tanner le cuir. Encore une fanatique qui tient a ne se mettre aucune divinité a dos. Je n'ai jamais très bien compris la peur qu'avait les hommes vis a vis des dieux. Ils sont beaucoup plus nombreux, et de ce fait, plus puissants que tous mes semblables réunis. D'autant plus que certains ont de sacrés pouvoirs... Mais non, ils ont un besoin inassouvi d'admiration et de servitude. Toujours est il que ce genre de comportement ne m'a jamais émoustillé, je préfére de loin une vraie conversation sur pieds d'égalité avec une nouvelle rencontre. Mon manque de popularité m'arrangeait bien et me permettait de me fondre assez rapidement dans la masse. C'est aussi pour cette raison que j'evite les villes et de donner mon nom.

"Relève toi jeune fille, je n'ai nul besoin que tu me serves des "ma grâce" a chaque début et fin de phrase. J'espère que ce n'est pas la réputation que j'ai ici a Hebelos..."

Sans trop faire attention a ce qu'elle m'a dit, je continue de ramasser les draps qui ne se sont pas trop déplié. Les autres peuvent bien m'attendre quelques minutes de plus, j'ai toujours trouvé ridicule ces grandes cérémonies a chaque fois que j'étais de retour au temple dans la grande salle. Ça m'oblige a me préparer pour être un minimum présentable face a mes semblables. La seule dont l'avis m'importait ne serait probablement pas présente. On essayait de limiter au maximum nos rencontres afin de ne pas provoquer la colère de nos ancêtres. Ces pensées dessine un masque DZ profonde tristesse sur mon visage que je me dépêche d'effacer en changeant de centre d'intérêt.

"Allez, ne sois pas bête. Guide moi jusqu'à la blanchisserie. Les autres m'attendront, ils ont l'habitude... Comment tu t'appelles ? Comment ça se fait que tu sois dans les ordres si jeune ?"

Peut être qu'en m'interessant un peu a elle, elle s'intéressera moins a moi. En tout cas, c'est mon plan. Je l'accompagne jusqu'à la blanchisserie et je m'échappe discrètement pour sortir de cette situation un peu particulière.

L'inflexion agacé de Geb et son ordre me font relever la tête, puis me redresser précipitamment en essuyant ma tenue blanche maculée de poussière. Je me précipite tellement pour ne pas le décevoir que je me prends les pieds dans le tissu et que je manque de tomber à nouveau, patinant dans les draps avant de me stabiliser de justesse. J'ai bien failli me rattraper à lui. Quelle petite idiote je fais, les prêtres ont raisons ! J'ai terriblement honte et je garde malgré tout le visage baissé. D'autant que sa prestance autant que sa taille gigantesque font fort effet sur moi et m'intimident au plus haut point. Quelle raclée je vais prendre si on sait que je manque de respect à un des dieux fondateurs ! Néanmoins, je ne peux m’empêcher de couler des regards en douce vers son visage. Il est tel que je l'imaginais, merveilleux ! J'en ai des étoiles dans les yeux. Je connais tout ce qu'on dit sur lui, toute son histoire, son grand amour, la colère de ses ancêtres, sa tristesse, les difficultés avec ses enfants, le poids du monde qui pèse sur lui... Comme une groupie, je possède une statuette à son effigie cachée sous mon matelas et un grand croquis que j'ai pu négocier à un marchand saoul contre quelques pièces. Alors le rencontrer... Mieux encore, qu'il m'adresse la parole !! C'est plus que je n'aurais pu l'imaginer. Je remarque la mélancolie qui se dégage un instant de lui et j'ai à peine le temps de me demander la raison que l'instant est passé, à tel point que je me demande si je l'ai imaginé. Le ton un peu bourru me fait brusquement sortir de mes pensées et je hoche la tête en le regardant avec adoration, il m'offre son aide, mieux il s’intéresse à moi... c'est presque trop beau pour être vrai ! Ce que ce doit être merveilleux de pouvoir faire ce qu'on veut quand on veut... Mes yeux scintillent encore quand je m'adresse à lui, normalement cette fois.

« Je m'appelle Lenalee. Mes parents sont de modestes artisans qui vivent proches de la capitale. Lorsqu'ils ont découvert mon don pour la guérison, ils ont estimé qu'il était trop précieux pour que je vive parmi le peuple et m'ont envoyé au temple afin que je sois formée. Je fais tout pour que ma famille soit fière... Ils me manquent... »

Je dévoile ma vie avec une simplicité enfantine, ne cherchant à cacher ni la fierté de mes parents, ni la nostalgie que j'éprouve en y repensant, ni mon désir de faire au mieux pour eux. Ce court récit de mon existence ne m'a pas empêché de ramasser les draps qui restaient éparpillés et de serrer contre ma maigre poitrine le tas encore imposant. J'ai un sourire désarmant de bonheur et d'innocence.

« Merci Monsieur Geb pour votre aide. C'est par ici ! » Je me faufile vers le dédale des couloirs, mon géant préféré sur les talons. J'ai un instant d'hésitation avant de continuer, mais l'occasion est trop belle et ma curiosité trop forte, je meurs d'envie de le connaître davantage. « Et vous, que faites quand vous n'êtes pas à Hebelos ? » J'hésite de nouveau mais mon âme d’enfant à repris le dessus depuis que je l'ai rencontré et les questions se bousculent. « Rê est il toujours en colère contre vous? La beauté de Nout est elle vraiment aussi éclatante que le soleil du matin ?! Tu la vois souvent maintenant que tu parcours Astorias ?! »

Je m'interromps brusquement. J'ai peur d'être allé trop loin. Mes joues prennent de nouveau une couleur cramoisie et je reste silencieuse comme si la terre allait s'ouvrir pour me digérer. Je me rends compte que je l'ai tutoyé sans faire attention, dans mon enthousiasme juvénile. J'accélère le pas, même si au vu des foulées du dieu qui marche à mes cotés, il ne doit même pas le remarquer.

Elle a donc le don de guérir... Quel beau pouvoir. Une humaine avec ce don ne peut etre que bienfaisante. Je la regarde avec affection, comme on veille sur un enfant innocent. Si le monde qui l'entoure ne la pervertit pas, elle sera une étoile d'espoir dans la nouvelle humanité. Elle a appris la plus importante des valeurs, celle de la famille, et en est reconnaissante. C'est pour ces belles rencontres, ce bonheur naturel qui émane des humains que je me bats chaque jour, contre mes frères et mes enfants, pour leur donner la chance de faire leur propre choix. Décidément non, je ne laisserais pas l'histoire se répéter. Il y a en ce monde trop de merveilles pour les ignorer. Et d'un premier regard, Lenalee avait l'air d'en faire partie. J'aperçois du coin de l'oeil ce sourire communicatif et pour la première fois de la journée, je ne peux m'empêcher d'y répondre avec une infinie chaleur. Entre temps, elle a ramassé les quelques draps qui trainaient encore et la pile lui arrive malgré tout au menton. Après qu'elle m'ait indiqué le bon chemin, je la suis d'un pas nonchalant qui l'oblige à garder un rythme rapide. Elle enchaine sur une multitude de questions au débit plus pressé que ses propres pas. Ce que je fais quand je ne suis pas à Hebelos... Comment lui dire que je fuis la ville, les Hommes, leur caractère auto destructeur, les dieux qui ne pensent qu'à les manipuler plutôt que de les aider à grandir. Que j'assiste impuissant depuis des milliers d'années à ce phénomène à tel point que la situation m'es devenue assez insupportable pour détourner les yeux au lieu de me révolter. Que je suis tombé dans une déprime chronique dont tout le monde se moque. Que même Nout n'arrive pas à me motiver suffisemment pour que je reprenne le goût de m'insurger contre les inégalités, les discriminations et l'arrogance de mes semblables. Nout... Sa beauté est aussi renversante que lorsque nous sommes sortis du ventre de notre mère. Chaque jour, elle ne fait que s'embellir alors que moi je déperris. Même la blondeur du plus mûr des blés, la blancheur de la plus haute des vagues ou la douceur du plus chaud des rayons ne rivalise pas avec sa beauté.

« Je préférais quand on parlait de toi, mais puisque tu es si curieuse, soit. En général, j'évite l'agitation des villes et villages, j'évite les Hommes, leur perversité et leur bêtise, j'évite les Dieux, leur oisevité et leur sadisme. J'aime la solitude du désert, la beauté des paysages et le calme de l'Alphée, et tout cela sous le regard bienfaisant de ma bien-aimée Nout qui m'observe de là-haut à défaut de me parler. Je ne peux profiter de sa présence uniquement cinq jours par an, comme lors de la naissance de mes enfants, et son absence le reste de l'année m'est insupportable. Sa beauté n'a d'égale que son intelligence et sa générosité, elle me manque terriblement. »

Il n'y avait aucune colère dans mes mots, que des regrets. Mes yeux se sont ternis quand j'ai prononcé ces quelques mots, et le bref sourire que j'avais a disparu aussi rapidement qu'il était arrivé. Alors que Lenale presse le pas, surement pour fuir ma maussade compagnie, je m'arrête soudainement.

« Je ne peux pas être en contact direct avec Nout en dehors des cinq jours autorisés par Thot. Le reste du temps, j'essaie de lui laisser des messages quand je passe par Hebelos, ou plus rarement, sur les dunes que je traverse pour qu'elle puisse l'admirer de là-haut. D'ailleurs, j'y pense. Je pourrais peut être te charger de lui transmettre un mot... »

Il me semble que je peux avoir confiance en cette petite chose humaine.

Je suis aussi excitée que lorsque mon père m'amenait parfois avec lui au marché...non plus encore ! Geb répond à mes questions sans même sembler y trouver un mal. Mieux encore, il semble s'interesser à moi... Et moi qui avait hâte ne serait ce que de le croiser dans la grande salle de réunion, même si personne n'aurait fait attention à moi... Je fixe sur lui mes grands yeux curieux et bois ses mots, essayant de m'imprégner de chaque inflexion de sa voix dont je ne sais pas si je l'entendrais à nouveau un jour. J'avais déjà eu vent de la tristesse infinie avec lequel Geb pose son regard sur le monde et les êtres qui y grouillent mais constater de visu la mélancolie d'un dieu fondateur vous change à jamais. Par empathie, je ressens moi aussi la fatigue de porter le poids du monde et perds un peu de la joie qui m'habitait alors qu'il me parle de La grande histoire d'amour impossible qui a bercé mon enfance. J'ai terriblement envie de lui montrer que je le comprends, qu'il n'est pas seul et qu'une multitude d'hommes et de femmes connaissent ses peines et que leur histoire donne de l'espoir à une multitude d'enfants qui y pensent chaque soir avant de sombrer dans les limbes du sommeil. J'ai envie de me serrer contre lui pour qu'il sente l'amour infini que lui porte les Hommes, au moins aussi grand que celui de Nout elle même, et qu'il comprenne que tous ne sont pas mauvais... Mais c'est un Dieu, un des grands dieux même... Que lui apporterait de plus le calin d'une gamine même pas encore prêtresse.

A ce moment, j'aimerais que mon don ne soit pas seulement limité aux blessures physiques mais puisse guérir une âme abimée... même si je doute d'avoir un jour assez de pouvoir pour réparer celle de Geb, qui a vu les erreurs de l'Homme depuis l'origine du monde. Plongée dans mes pensées, j'ai une cadence de pas assez rapide, d'autant que j'aimerais me déparasser rapidement des draps, et je ne remarque pas immédiatement que mon compagnon de route s'est arrêté. C'est seulement en entendant sa voix derrière moi que je m'arrête soudainement et me retourne vers lui, le regardant avec les yeux écarquillés pendant que le sens de sa phrase fait difficilement son chemin jusqu'à mon cerveau. Je mets quelques secondes avant de me rendre compte que j'ai gardé la bouche grande ouverte comme une carpe hors de l'eau. Je m'empresse de la refermer, lâche la pile de draps à nouveau et court vers lui en hochant frénétiquement la tête, les yeux pleins de paillettes.

« Oui...Oui oui ! Oui !! Bien sûr ! Evidemment que je peux lui transmettre un message ! »

Je me contrôle difficilement pour ne pas sembler complètement hystérique à cette idée (même si c'est un peu tard..). Je relisse ma tenue et m'arrête devant lui. Je ne veux pas qu'il croit que je manque de sérieux pour cette mission de la plus haute importance et j'efface donc le sourire béat qui s'est dessiné sur mon visage pour le remplacer par une mine qui se veut pleine de sérieux et pénétrée par le prestige et la solennité de cette tâche.

« J'en serez honorée Monsieur Geb. »

Je suis un peu génée avant de continuer... J'aimerais beaucoup qu'il me charge de son message et je n'aimerais pas qu'il change d'avis mais je ne veux pas non plus lui cacher la vérité. C'est donc avec une sincérité désarmante, baissant les yeux en me tordant les mains en tout sens, que j'avoue d'une petite voix.

« Toutefois, je vous avoue n'avoir jamais croisé Nout lors de ses rares passages au Temple...Je ne sais pas si je suis la mieux placée pour cette mission... »

Je lève des yeux pleins d'espoirs vers le géant en face de moi et m'efforce de ne pas me tortiller sur place au souvenir des nombreuses tapes que m'ont valu ce tic. *S'il vous plait, Dieux d'Astorias, faites qu'il ne change pas d'avis...*

Je souris doucement quand je la vois prendre avec autant de sérieux la mission que je vais lui confier. Plus je la regarde, et plus je me rends compte de sa jeunesse et de son innocence. Elle agit comme une petite fille, avec énormément de spontanéité, d'enthousiasme et d'emerveillement. C'est toujours un régal de se confronter à ce spectacle, et cela me conforte dans l'idée que quelque chose de bon sommeille en chaque homme. Il faut que je me batte pour eux. C'est de façon inattendue qu'elle change soudain d'humeur en m'avouant tristement que Nout passe aussi rarement que moi par le temple et qu'elle ne l'a même jamais rencontré. Je reconnais là ma bien aimée, assez solitaire également même si elle ne peut rivaliser avec moi dans ce domaine. Je pense qu'elle évite le temple des Origines principalement par soucis de m'éviter, ce dont je suis reconnaissant et en même temps très frustré. D'un autre côté, il y a quand même des chances que cette petite en tant qu'apprentie prêtresse ait un jour l'occasion immense de se retrouver en face de la personnification des cieux sur Astorias. Ayant l'éternité devant moi, ce n'est pas quelques décennies entre ce message et sa réception qui changeront ma vie.

« Ce n'est pas grave, j'ai tout mon temps. Je souhaite juste que si un jour tu la rencontres, tu l'embrasses sincèrement de ma part sur la joue. »

Tandis que nos pieds nous guidaient naturellement vers la laverie, je pensais à mille chose à la fois. Je la regardait trotter à mes côtés, sa pile de linge encore trop élevée pour sa petite taille. Elle avait l'air de sincèrement m'admirer. C'est assez particulier comme sentiment, et même si on se sent flatté, après tous ces siècles, la gène est encore présente. J'ai comme un sentiment de ne pas mériter cette adoration. On franchit le pas de la laverie et on entre dans une grande salle, pleine de bac remplis d'eau. Une odeur de propre flotte dans l'air.

« Voilà, on est arrivé. C'est toi qui doit faire la lessive aussi ? Comment ça se passe ? »

Autour de nous, trois femmes toute de blanc vêtue s'agitent à frotter le linge sale sur des planche à laver, penchées au dessus des bassins. Elles ne semblent même pas avoir remarqué notre présence, concentrées sur leur tâche. Je n'arrive pas à déterminer exactement leur organisation. Où est le linge sale, le linge propre ? Quels sont les bacs d'eaux usagées et ceux d'eaux claires ? J'ai moi même rarement besoin de laver mes propres vêtements, il me suffit de demander aux gens que je croise pour qu'ils me donnent aussitôt ce que je leur demande. Et quand je suis seul dans le désert, qui peut bien être gêné par la crasse accumulée sur ma cape ? Quelque soit mon degré de transpiration, une effluve de terre se dégage continuellement de ma peau et j'affectionne particulièrement cette odeur. J'essaie de me concentrer par curiosité sur l'odeur que dégage la petite prêtresse. Une odeur d'amande. Non de lait d'amandon. Avec une touche fleurie. Peut être du coquelicot. Oui, gorgé de soleil. Je la regarde et attends qu'elle m'explique ce que je dois faire ensuite. Je ne suis vraiment pas pressé d'aller à la cérémonie organisée pour ma venue au temple...